11 heures. Aux abords de la barrière de péage de Saint-Arnoult, il y a un gros bouchon. Avant et après, des files de bus stationnent longuement. Une demi-heure pour passer la barrière, une autre pendant laquelle des motards de la Préfecture trient les bus en files pour leur ouvrir la voie. Prioritaires, les bus qui viennent de loin, Brest, Marseille ou Biarritz. En queue de ligne, Orléans, Châteaudun, la Chapelle Basse Mer, Nantes ou Fougères. Une voiture double le tout, lentement, en klaxonnant. Un Gwen ha Du dépasse par une fenêtre. Immatriculation 29, voilà la Bretagne qui vient envahir Paris.
A la barrière de Saint-Arnoult en Yvelines
Treize heures. Ici c’est Paris. Enfin, la banlieue. L’autoroute plonge sur les vallons de Sèvres et de Suresnes, les convois de cars aboutissent péniblement au Pont de Sèvres et stagnent. Même à voie ouverte par les gendarmes, feux rouges ignorés, la traversée de Boulogne, puis du tunnel de la porte de Saint-Cloud dure une petite heure. Des bouchons partout. Quatre portes du périphérique sont fermées, si ce n’est aux cars de manifestants. Paris s’étouffe dans des bouchons. Sur le bas-côté, un chauffeur de taxi s’engueule avec deux gendarmes, qui lèvent les bras au ciel. Enfin Paris. Des cars garés en triple file avenue de la Grande Armée jaillissent des cohortes de manifestants qui s’engouffrent dans les ruelles du XVIe ou rejoignent la Porte Maillot. C’est l’un des quatre départs de la manifestation (Place Denfert et Place d’Italie, + place Pinel pour le cortège de Civitas). C’est le point de rendez-vous assigné à l’ensemble des cars de la Bretagne et du centre-ouest de la France.
Des jeunes manifestants de Nantes
13h30. La rue Pergolèse est trop petite pour le flot de manifestants beaucerons et berrichons qui s’y pressent. Auprès d’un adjoint au maire de Brou (Eure-et-Loir), non signataire de l’appel des maires pour l’enfance – opposé au projet de loi – mais « venu pour marquer son attachement à l’institution de la famille », un drapeau Breton. Jean-François ne vient pas de Nantes, mais de Belle-Isle en Terre, petite commune du Trégor dans le département des Côtes d’Armor. Ce qui l’amène à Paris, ce n’est pas la religion – « il n’y a pas plus athée que moi et ma famille », nous confie-t-il, mais la République. « C’est une loi bâclée, qui fiche en l’air la famille et la société ». Pour venir, il a enduré près de sept heures de route, en car. Nous sommes rattrapés par une vingtaine de jeunes filles, qui marchent d’un bon pas, tenant une banderole libellée « Made in Papa+Maman, Nantes avec la Manif Pour Tous ». C’est le 25e car de Nantes – ce matin, il en est parti 32 de la capitale de la Bretagne, dont 2 rajoutés à la dernière minute – presque que des jeunes de la ville. Anne est au lycée de la Perverie, au nord de la ville, sur le rebord du plateau Saint-Félix. Avec ses copines, elle est venue manifestée contre une loi « qui se fiche du bon sens ». Avec une joie pleine d’allant, elles chantent « Ayrault, si tu savais, ta réforme, ta réforme… ».
Il est 14h et des flots de Bretons se déversent dans l’avenue Foch, par toutes les petites rues affluentes, comme l’avenue Pergolèse. Les slogans sont repris d’un bout à l’autre de cette vaste avenue devenue une grande cour de la nation Bretonne. Perché sur un sac dominé par un drapeau d’hermines, un enfant sur les épaules de Philippe, venu le matin même avec l’un des 23 cars du Morbihan. Rassemblés autour de leurs pannonceaux distinctifs, les voici qui défilent, hérissés d’hermines, et de petits panneaux « La manif pour tous ». Défilent, c’est une façon de dire, parce que devant, la manif se tasse boulevard Lannes. En une heure, l’on avance de trente mètres. Perdus au milieu des Bretons, quelques groupes compacts de Vendée, de Corrèze – y compris de la ville de Tulle, fief électoral de Hollande – et du Loiret. Dans la cohue, Matthieu, costarmoricain installé dans l’Eure et Maria, mosellane, défilent eux aussi sous les bannières noires et blanches. La famille est pour eux « une institution que la société doit absolument protéger, et défendre. C’est la base de la société, et l’on ne peut la mettre en danger pour une revendication soutenue par quelques milliers d’activistes, au mépris de la volonté du plus grand nombre ». Le matin même, un sondage publié affirmait que 50% des Français s’opposaient au mariage homosexuel, et que 55% d’entre eux s’opposaient à l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples homosexuels. C’est ce que Laurent, venu de Montaigu, commune aux confins de la Vendée et de la Bretagne, dénonce : « c’est un projet clivant, imposé alors qu’il y a bien d’autres urgences, et sans consulter personne… bonjour la démocratie ! ».
15h00. Si l’UNEF est retranchée à Paris-Dauphine, elle peut se faire du souci. Les herses de l’université sont abaissées, les troupes Bretonnes et du Loiret en font le siège ensemble pour bouter l’UNEF hors de là. Plus sérieusement, sur les 960 mètres de long du boulevard Lannes, il n’y a – quasiment – que des Bretons, dont une délégation complète et compacte de Brest, tandis que le Loiret s’empile avenue du Maréchal Fayolles et avenue de Pologne, sur les deux autres côtés de l’immeuble de la faculté, du plus pur style soviétique. Manteau rouge, porte-voix orné d’un autoc’ de la CGT, Alice, l’une des responsables de la Manif pour Tous dans le Loiret, cherche à retrouver ses ouailles. Les voici d’ailleurs, complètement à l’arrêt devant un groupe de rennais. Jacques, hampe d’un Gwen ha Du sur l’épaule, militant socialiste, est venu « défendre la République qui ne soit pas celle des individualistes et des revendications des groupuscules d’influence mais qui, généreuse et solide, protège les bases de la société ». Sofiane est venu de Bellevue, près de Nantes, avec un ami, Abdel, de Seine-Saint-Denis. « Notre imam en a parlé », dit ce dernier. Sofiane dit la « répulsion » que lui inspire le projet de loi. « Les homosexuels sont libres de faire ce qu’ils veulent, mais ça ne peut pas s’appeler mariage, ce n’est pas possible, et ce n’est pas bien », dit-il en montrant le ciel d’un geste.
Il est 15h30, et les manifestants partis à 13h de la Porte Maillot, de Denfert, de la Place Pinel et de la Place d’Italie arrivent sur le Champ de Mars qu’ils commencent à remplir peu à peu. France de Lantivy, responsable de la manif pour tous en Loire-Atlantique, est à l’entrée du pont de l’Alma, plein à craquer. « C’est une formidable réussite ! », clame-t-elle, heureuse, par-dessus le bruit de la foule. « De nombreuses personnes sont venues, dont c’est souvent la première manif’. On est auprès du Pont de l’Alma, il y a un monde fou partout, une partie des manifestants de Loire-Atlantique sont ici à mes côtés». Ce jour-là, les trains depuis Nantes ont été pris d’assaut, 3.000 personnes sont venues par cars, des milliers d’autres ont rallié Paris depuis le 44 en voiture.
16 h et des poussières. C’est en compagnie de l’un de ces primo-manifestants que nous coupons à travers les petites rues de Longchamp pour rejoindre le Trocadéro. Thibaut vient en car d’Orléans, mais est originaire de Lorris dans le Gâtinais ; il se sent « super-bien », pour ce qui est sa première manif. « Bah oui, j’ai toujours été dans la majorité avant ». Le voilà maintenant, à hurler « Hollande, ta loi, on n’en veut pas », d’un même élan que plus de 500.000 poumons. A une fenêtre, six étages au-dessus de la manifestation, un drapeau Breton et une pancarte « Filiation Papa + Maman » apparaît, sous les toits de Paris. Vallès, reviens ! Un curieux drapeau, croix blanche sur fond bleu, avec un quartier à l’hermine sur fond rouge, domine la place du Trocadéro ; c’est celui de Saint-Malo. Ni Breton, ni Français, Malouin suis, proclame depuis plus de cinq siècles la devise de la fière cité. « Sans doute », rit Bénédicte, « mais attachés à la famille naturelle nous sommes ».
Presque 17 heures. Des marches du Trocadéro, l’on devine le Champ de Mars, noir de monde sous les pieds de la Tour Eiffel. Les cars s’empilent déjà, là devant, sur l’esplanade des Invalides et jusque dans le boulevard Saint-Germain. Coupant sur le trajet effectif de la manif, des centaines de gens descendent depuis le Trocadéro alors que l’avenue Mandel, les quais et le Pont de l’Alma sont bourrés à en craquer. Parmi eux, Florent Montillot (secrétaire général adjoint de l’UDI), adjoint au maire d’Orléans, en écharpe de conseiller général, venu pour « défendre les valeurs de la famille et de la République ». De nombreux élus, maires ou conseillers municipaux principalement – 5000 selon les organisateurs, dont une centaine de Bretagne – sont venus à la manifestation.
Des dizaines d’élus devant la scène.
17h30. Alors que la Tour Eiffel se pare de sa résille d’or, Estelle et Léa, deux homosexuelles de Bretagne expliquent pourquoi, contre toute attente, elles sont dans les rangs de la Manifestation pour Tous « Cette loi, nous, on n’en veut pas. Il y a quelques milliers d’activistes sur Paris et quelques dizaines dans les grandes villes de province, Rennes, Bordeaux, Lyon, Nantes etc. qui demandent le mariage à grands cris. Ils ont beau faire du reuz, ce n’est pas ce qu’on veut, nous, ce n’est pas les problèmes qu’on a, nous. Qu’ils redescendent sur terre ! Nul besoin de fiche l’Etat par terre pour répondre à nos besoins, une réforme du PACS suffira ! ». A ce moment même, le Champ de Mars s’embrase d’une houle bleue. Des dizaines de milliers de personnes secouent leurs pancartes bleues de la Manif pour Tous tandis que depuis la grande scène, Frigide Barjot, Xavier Bongibault et d’autres porte-paroles de la manifestation lancent le chiffre de 800.000 manifestants, « et encore, tout le monde n’a pu être compté, c’est un minimum ». Sur la pelouse du Champ de Mars, c’est la folie. Enfin, la ci-devant pelouse, paix à son âme, puisque elle est transformée en boue depuis au moins une heure ; mis hors d’état de nuire pendant deux jours suite au succès de la Manif pour Tous, le maire de Paris, ardent partisan du projet de loi, vient de réclamer 100.000 € – soit presque l’équivalent du budget annuel consacré par la ville de Paris à l’entretien du Champ de Mars au ministère de l’Intérieur qui a autorisé la manif. Au moins est-on sûr d’une chose : pour piétiner ainsi, il n’y avait pas 340.000 manifestants ce jour-ci, mais bien au moins 700.000. Civitas, de son côté, a réuni entre 25.000 et 40.000 manifestants dans son cortège.
Pont de l’Alma à 18h
18h00 Du pont de l’Alma débouchent encore, à chaque minute, des milliers de manifestants, alors que des milliers d’autres tentent de sortir de Paris, dont toutes les sorties sud et ouest sont bouchées sur une dizaine de km. Caroline et Gérard, drapeau Breton sur les sacs, sont venus en couple depuis Nantes, « pour la République ». Bien que catholiques pratiquants, ils coupent sèchement toute allusion à la religion, « ce n’est pas le débat », conformément aux directives des organisateurs, qui ont tout fait pour verrouiller la com’ au risque d’opérer un hold-up républicain et athée sur une mobilisation qui repose au départ sur la protection des fondements d’une civilisation inspirée par la Foi, la sauvegarde des dernières limites qui ont résisté à la toute-puissance de la République et de la loi qu’elle impose, même contre la nature des choses. Au débouché du pont, la famille Henry – dix enfants, dont neuf sont présents – vient de la campagne de Mayenne, aux confins du Maine et de la Bretagne. Pour eux, la religion n’est pas un tabou « Notre foi raffermit notre conviction. Il faut empêcher cette loi, parce qu’une fois la famille abattue, que restera-t-il ? ». Un char passe à pleine allure – quelque chose comme 5 km/h, animé par des jeunes de Nantes. Auprès d’un panonceau « La Manif pour Tous, Nantes » un Kroaz Du – croix noire sur fond blanc, le pavillon de guerre des Bretons, se balance à la brise du soir. Au pied d’un feu tricolore dépassé par les événements, Elodie, de Saint-Nazaire, devise avec des amis. « Recommencer ? Quand on veut… demain, s’il le faut ! ». Pêchu, le peuple jeune, cette majorité silencieuse ignorée des médias et des sondages, a parlé. Pour la famille, pour l’enfant, la filiation et la société, ils recommenceront, et cette fois, Paris sera trop petit pour eux.